La messe-parodie « Missa da Capella a sei voci In Illo tempore »

À l’origine des messes parodies

La technique des messes parodies du XVIe siècle prend sa source au début de la polyphonie (plusieurs sons en même temps) et l’invention du contrepoint (superposition de plusieurs lignes mélodiques). Les premières polyphonies de musique sacrée s’articulent autour d’une mélodie préexistante choisie par le compositeur, que l’on nomme le Cantus Firmus (ou chant fixe). Il va écrire alors des lignes mélodiques souvent plus aigües ou parfois plus graves, que l’on appelle contrechant : il s’agit donc de mélodies qui chantent en même temps s’appuyant contre le chant du cantus firmus. C’est la base du contrepoint. En multipliant les contrechants, la composition peut aboutir à une polyphonie très complexe.

La messe musicale est la mise en musique des cinq pièces de l’ordinaire du culte catholique : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei. Si de nos jours, lorsque l’on va écouter une messe de Mozart par exemple, elle est donnée en concert dans un lieu choisi pour la qualité de son acoustique, souvent une église ou parfois une salle de concert adaptée, il faut penser qu’elle est détournée de sa vocation initiale : cette musique a été conçue pour être chantée lors du culte et non lors d’un concert. Bien souvent, il s’agissait de commandes pour un événement particulier exceptionnel, tel qu’un couronnement, un mariage … cela pouvait aussi être le don d’un compositeur à un prélat soit en remerciement pour une aide passée ou pour accompagner une demande ou une sollicitation particulière. Elles étaient chantées exclusivement lors du culte et il ne serait jamais venu à l’esprit des contemporains de l’époque de la chanter ou d’aller l’écouter pour le plaisir en concert.

Les premières messes qui nous sont parvenues, étaient une réunion des différentes mises en musique des textes principaux de la messe composés par des compositeurs différents. Bien souvent le nom des compositeurs n’était jamais mentionné et personne n’avait le souci de l’unité d’un mouvement à l’autre. La première messe composée par un unique compositeur est la « Messe Notre-Dame » de Guillaume de Machault (XIVe siècle) ; ce dernier a été l’inventeur d’une œuvre complexe en plusieurs mouvements, à quatre voix. Plus tard, l’utilisation d’un même cantus firmus a permis d’unifier les cinq mouvements d’une messe. En outre, l’utilisation du chant fixe, qui a évolué dans le temps, permet le passage de la « messe à teneur » à la « messe parodie » à la fin du XVe-début du XVIe siècle.

Au départ, la « messe à teneur » va utiliser le même cantus firmus chanté par le ténor (celui qui tient) pour tous les mouvements de la messe. Ce dernier pourra être chanté plusieurs fois, même au sein d’un même mouvement de la messe avec les valeurs rythmiques de la chanson initiale, avec des valeurs rythmiques plus allongées (cantus en augmentation) ou encore avec des valeurs rythmiques plus rapides (cantus en diminution). Ce cantus firmus peut avoir une origine sacrée ou profane et la messe portera le nom de la mélodie ou de la chanson d’origine.

Peu à peu, la créativité des compositeurs ne se contentera plus de l’utilisation exclusive du cantus firmus chanté par le ténor. Cette mélodie se fera entendre aux différentes voix. La « messe à teneur » va donc évoluer pour se transformer en « messe paraphrase » : le cantus firmus est découpé en plusieurs parties ou sections. Chaque section va servir de motif mélodique qui va nourrir la polyphonie en se faisant entendre successivement d’une voix à l’autre. La chanson initiale sera entendue intégralement, soit à l’intérieur de chacun des mouvements de la messe, soit répartie sur tous les mouvements de la messe, qui ne feront entendre chacun qu’une petite section du cantus firmus. Le rythme pouvant bien sûr être en augmentation (deux fois plus lent) ou en diminution (deux fois plus rapide).

L’un des cantus firmus les plus célèbres est la chanson de l’homme armé. Pas loin d’une quarantaine de compositeurs l’ont utilisée, de Guillaume Dufay à Palestrina. Josquin Desprez, quant à lui, en a composée deux. Certains compositeurs du XXe siècle, tel que Karl Jenkins, ont renoué avec cette tradition et utilisé le thème de cette chanson. L’origine de la popularité de cette chanson au compositeur anonyme n’est pas établie, mais il existe plusieurs hypothèses. Pour certains musicologues, l’archange Saint Michel se cache derrière cet homme armé, et composer une messe sur cette chanson revenait à faire un hommage à l’archange. D’autres pensent que cette chanson est un appel à la croisade contre les turcs, sa création étant contemporaine de la chute de Constantinople lors de sa prise par les Ottomans. Certains, plus prosaïques et surtout plus imaginatifs, évoquent le nom d’une taverne où serait née la chanson à Cambrai, La maison de l’homme armé

L’étape suivante dans l’exploitation d’une musique préexistante pour la composition d’une messe est l’utilisation d’une musique déjà polyphonique, qui servira en partie ou intégralement de modèle à la messe. Il s’agit de la « messe parodie », une technique très utilisée au XVIe siècle. Le plus simple est d’utiliser intégralement une musique polyphonique existante, chanson polyphonique ou motet, et de remplacer le texte initial par le texte de l’ordinaire de la messe. La musique initiale et la musique de la messe pouvant être du même compositeur ou librement empruntée à un confrère. La SACEM n’existait pas encore !

Cette pratique permettant d’écrire une messe rapidement n’a heureusement pas été le seul moyen utilisé pour réaliser une « messe parodie ». Le compositeur peut prendre des sections de la polyphonie primaire et les utiliser comme matériau pour construire sa propre polyphonie, à la manière des « messes paraphrases », mais au lieu de partir d’un chant monodique (à une voix) c’est une polyphonie (à plusieurs voix) qui est utilisée. Ainsi, Claudio Monteverdi, pour sa « Missa da Capella a sei voci in illo tempore » a composé les différents mouvements de la messe à partir du motet « In Illo tempore » de Nicolas Gombert.

Le motet « In Illo tempore » de Nicolas Gombert

Avant de regarder l’emprunt de Monteverdi analysons le motet « In Illo tempore » de Nicolas Gombert (1495-1556) édité en 1539. Ce compositeur officiel de la cour de Charles Quint, d’origine franco-flamande, est l’un des plus importants qui succèdent à Josquin Desprez, pour lequel il avait une grande admiration. Il est connu pour ses messes et ses chansons polyphoniques.

Le motet de Gombert est à 6 voix : Cantus (clé de sol), Sextus (clé d’ut 2), Altus (clé d’ut 3), Ténor (clé d’ut 3), Quintus (clé d’ut 4), Bassus (clé de fa 3). Les noms des voix ne portent pas les appellations contemporaines soprano, alto, ténor, basse, mais portent le nom correspondant à leur rôle dans la polyphonie. Le nom de ténor vient du mot « teneur », celui qui tenait le cantus firmus à l’origine. Le cantus (parfois appelé superius) avait le chant le plus aigu. L’altus est la voix entre le cantus et le ténor. Le bassus est la voix la plus grave de la polyphonie. Le quintus désigne la cinquième voix que l’on rajoute aux quatre premières.  Le sextus est la sixième voix de la polyphonie. Ces deux derniers mots n’explicitent pas forcément leur place dans l’architecture de l’ensemble.

Il faut regarder les clés pour connaitre la tessiture de chacune des voix, de la note la plus grave à la plus aigüe. La célèbre clé de sol, que l’on retrouve maintenant pour de très nombreux instruments, était à l’époque minoritaire. La clé était le moyen de préciser la tessiture de la voix, chaque chanteur savait si telle clé ou telle autre correspondait ou non à sa propre tessiture vocale.

La clé de sol est la clé pour les voix les plus aigües : les sopranos 1 actuelles. Les quatre clés d’ut (do), désignées par le numéro de la ligne qu’elles occupent dans la portée, sont utilisées pour des voix de plus en plus graves. Les deux clés de fa sont pour les voix graves, la clé de fa 4 étant la clé pour les voix les plus graves, les voix de basses.

La clé d’ut 1 est dessinée sur la première ligne (ligne du bas) de la portée, souvent chantée par les sopranos 2. La note do (ut) désignée par la clé se trouve donc sur la première ligne et non plus sous la portée comme pour la clé de sol. Les notes écrites sur la portée sont moins aigües que celles pour la clé de sol.

La clé d’ut 2, se dessine de la même manière mais sur la deuxième ligne en partant du bas, ce même do s’écrit sur la deuxième ligne de la portée ; en conséquence des notes graves commencent à apparaître dans la portée. Plus le chiffre derrière la clé d’ut est élevé, plus le do s’écrit en haut de la portée, plus la voix est grave. Les clés d’ut 3 et ut 4 sont encore utilisées par des instruments de nos jours : les violons altos (clé d’ut 3), les violoncelles et bassons (clé d’ut 4 quand ils vont dans l’aigu, sinon ils utilisent la clé de fa 4 et éventuellement la clé de sol s’ils jouent vraiment très aigu). Pour les deux clés de fa, la clé de fa 3 (positionnée sur la troisième ligne) est moins grave que la clé de fa 4 (positionnée sur la quatrième ligne).

De nos jours pour la musique vocale nous n’utilisons plus que deux clés pour toutes les voix : la clé de sol pour les sopranos, les altos et les ténors, qui vont chanter une octave (intervalle de 8 notes) en dessous de l’écriture ; la clé de fa pour les basses. Si on traduit les 6 voix de ce motet en appellation contemporaine on dirait que ce motet est écrit pour une soprano, une alto, deux ténors et deux basses : SATTBB.

À l’origine d’un motet il y a un texte, et c’est le découpage de ce texte qui en délimite les différentes sections qui inspireront Monteverdi. On change de section quand un nouveau texte apparait. Le texte est découpé en 10 sections qui ont des points communs au niveau de la technique d’écriture (imitation, tuilage) :

  1. In illo tempore
  2. Loquente Jesu ad turbas
  3. Extollens vocem
  4. Quendam mulier de turba dixit illi
  5. Beatus venter, qui te portavit
  6. Et ubera quæ suxisti
  7. At ille dixit
  8. Quinimo
  9. Beati qui audiunt verbum Dei
  10. Et custodiunt illud

Les techniques d’écriture utilisées

L’imitation

La technique d’écriture qui traverse toute la pièce est basée sur l’imitation, technique que Nicolas Gombert utilisait brillamment. Un motif est chanté par une voix et repris par la suite par chacune des autres voix, et toutes les voix commencent à chanter les unes après les autres.

Les entrées identiques décalées les plus connues sont celles du canon. Pour chanter en canon tout le monde chante exactement la même musique mais pas en même temps. Ici il s’agit plutôt d’un début qui est repris en canon mais la suite de la mélodie varie d’une voix à l’autre, on parle alors d’entrées en imitation et non pas de canon. D’autre part, toutes les voix ne chantent pas forcément le même rythme dans l’imitation et toutes les voix ne vont pas commencer non plus sur la même note ; certaines vont la commencer plus aigu ou plus grave, bien souvent à une quarte (quatre notes) ou une quinte (cinq notes) plus aiguë ou plus grave.

Les imitations se font sur l’incipit (les premières notes) de chacun des textes, la suite est traitée avec beaucoup plus de liberté et les phrases sont plus ou moins longues.  Chacun des incipits mélodiques des différentes sections est caractérisé par un intervalle (distance entre deux notes) ou un mouvement mélodique particulier. À partir de la troisième section, la première fois que le nouveau texte est émis, Nicolas Gombert ne donne pas à entendre la mélodie qui servira d’imitation pendant la nouvelle section, il préfère utiliser une mélodie proche de la mélodie de la section précédente, afin de faire le lien. C’est seulement après que commence la série d’imitations entre les voix sur un nouvel incipit.

Le tuilage

Le tuilage est un moyen de passer d’une section à la suivante sans interruption. Comme les tuiles sur un toit, les sections se superposent partiellement au lieu de se juxtaposer.

À part la première section, elles commencent toutes en tuilage avec la section précédente et se terminent en tuilage avec la section suivante, sauf pour la dernière, bien évidemment. Sur la durée totale d’une section de sept mesures, les deux premières mesures sont souvent en tuilage avec la fin de la section précédente et les deux dernières avec la section suivante. C’est pour cette raison pour laquelle ce motet fait 51 mesures et comporte 10 sections.

Chacune des sections est relativement courte, environ 6 à 7 mesures pour la plupart. Les voix peuvent chanter le texte de la section plusieurs fois, mais pour certaines sections très courtes, chaque voix ne chante le texte qu’une seule fois, sauf la dernière qui dure 12 mesures, et le texte y est répété jusqu’à six fois au cantus et au bassus.

Il est à noter qu’à la première mesure du motet le motif qui servira d’imitation pendant la première section est chanté simultanément dès le début à deux voix, l’altus le chante en valeurs courtes (en diminution) et pendant que le cantus le chante en valeurs longues.

L’altus

L’altus

Le cantus

Le cantus

La « Missa da Capella a sei voci In Illo tempore » (SSATTB) de Claudio Monteverdi

En 1610, Claudio Monteverdi publie un ensemble de pièces dédiées à la Vierge intitulé Sanctissimæ Virgini Missa senis vocibus ad ecclesiarum choros ac Vesperæ pluribus Decantandæ cum nonnuli sacris concentibus. Deux œuvres aux antipodes stylistiques l’une de l’autre font partie de cet ensemble, l’une étant un modèle de « prima prattica » ou « stile antico » et la seconde de « seconda prattica » :

  • Missa In Illo tempore a cappella à 6 voix d’après le motet In Illo tempore de Niclolas Gombert
    • Kyrie Eleison
    • Et in terra pax
    • Patrem omnipotentem
    • Sanctus
    • Agnus Dei
  • Vespro della Beata Vergine (Les Vêpres à la Vierge) pour voix et six instruments
    • Domine ad adiuandum
    • Dixit dominus
    • Nigra sum sed formosa
    • Laudate pueri Dominum
    • Pulchra es, amica mea
    • Lætatus sum
    • Duo Seraphim clamabant
    • Nisi dominus êdificaverit donumaudi
    • Audi, cœlum, verba mea
    • Lauda Jerusalem Dominum
    • Sonata sopra Sancta Maria ora pro nobis
    • Ave maris stella
    • Magnificat
    • Magnificat

À cette époque Claudio Monteverdi a déjà composé l’Orfeo, les 5 premiers livres de madrigaux et les scherzi musicali, pour ne citer que ses œuvres les plus connues.

En 1610, il n’est plus besoin de défendre la « seconda prattica » dont l’utilisation de la basse continue permet d’alléger la polyphonie et de mettre en valeur le texte par une musique expressive par rapport aux anciennes polyphonies très denses des siècles précédents, que Monteverdi appelle en 1607 « la prima prattica » dans sa préface des « scherzi musicali ». Il y théorise une technique d’écriture devenue à la mode depuis le début du XVIIe siècle et qui fera de la période baroque (de 1600 environ à 1750 environ) l’ère de la basse continue.

La basse continue est un procédé qui permet de faire entendre tous les accords (harmonies) joués par plusieurs instruments qui vont accompagner le chant principal ou soutenir la polyphonie. Elle est notée par une ligne mélodique jouée aux instruments graves, surmontée de chiffres qui sont un résumé des accords, on parle alors de basse chiffrée. Elle est jouée à la fois par des instruments mélodiques graves tels que la viole de gambe, le violoncelle, le basson, etc., et par des instruments harmoniques (qui peuvent jouer des accords, plusieurs notes en même temps) tels que l’orgue, le clavecin, le théorbe, la harpe, etc. La musique qui était conçue horizontalement, par l’utilisation exclusive du contrepoint dans « prima prattica », devient verticale et harmonique dans le « seconda prattica » : les enchaînements d’accords (l’harmonie) vont contraindre les mélodies. C’est le début de la voix seule accompagnée par des accords instrumentaux, qui permet de gagner en expressivité et de faire coller la musique à un texte enfin devenu compréhensible n’étant plus noyé au milieu de l’enchevêtrement de lignes mélodiques compliquées. Cette technique a enfin permis l’essor de la musique instrumentale, qui jusqu’au XVIe siècle inclus était l’imitatrice de la musique vocale.

En septembre 1610, Claudio Monteverdi fait un voyage à Rome afin d’offrir toute cette nouvelle publication (Messe et Vêpres à la Vierge) au pape Paul V. Il espère, en échange, pouvoir obtenir une bourse et une place au séminaire de Rome pour son fils Francesco. Pour soutenir sa requête, le cardinal Ferdinand lui écrit une lettre de recommandation. En vain ! Le pape accepte le cadeau mais ne répond pas à la requête. Nous pouvons imaginer que pour plaire au pape et aux goûts musicaux de la curie romaine, Monteverdi choisit de composer cette messe dans l’ancien style polyphonique « prima prattica » ou « stile antico », à la manière de Giovanni Pierluigi Palestrina (1525-1594), compositeur qui était encore la référence pour la musique sacrée à Rome en ce début du XVIIe siècle. Si la messe composée est da cappella, c’est-à-dire composée pour être chantée sans instrument « comme à la chapelle Sixtine » avec un seul chanteur par partie, elle est par contre publiée en 1610 avec une basse continue, certainement sur la demande de l’éditeur, afin de la faire « coller au goût du jour ».

Monteverdi était à l’époque au service du duc de Mantoue et, de ce fait, avait accès à la bibliothèque musicale de la cour du duc, dans laquelle se trouvait des éditions des compositeurs des XVe et XVIe siècle dont de nombreuses messes et motets de Nicolas Gombert. D’autre part, il avait une connaissance approfondie des œuvres de ses prédécesseurs.

Sa messe, comme le motet, est aussi à 6 voix : Cantus (clé de sol), Sextus (clé de sol), Altus (clé d’ut 2), Ténor (clé d’ut 3), Quintus (clé d’ut 3) et Bassus (clé de fa 3). Dans l’appellation contemporaine, il s’agit donc d’une oeuvre pour deux sopranos, une alto, deux ténors et une basse (SSATTB), avec une répartition différente des six voix par rapport à Gombert. Mais toute la messe n’est pas à 6 voix comme nous allons le voir. Chaque texte de la messe est découpé en deux ou trois parties clairement définies et se terminent par une cadence parfaite (formule de conclusion), qui n’ont aucun tuilage entre elles.

Les 10 sections définies sur le motet vont servir de matériau tout le long de la messe. Seule l’analyse du Kyrie est plus développée ici, afin de comprendre la nature de l’utilisation du matériau initial : le motet de N. Gombert, et comment Monteverdi crée une œuvre nouvelle en adoptant une technique ancienne.

Le Kyrie

Le kyrie est en trois parties : Kyrie eleison, Christe Eleison, Kyrie Eleison. Chacune des parties se termine par une cadence de toutes les voix en même temps et des formules mélodiques de conclusion. Comme il se doit, chacune des voix chante trois fois de suite le premier kyrie eleison, mais ensuite la répétition du texte trois fois de suite n’est plus respectée.

Le premier kyrie

Monteverdi commence la polyphonie à la basse par la phrase de bassus de Gombert « in illo tempore », soit la quatrième entrée de la première section du motet, et ensuite il fait entrer le ténor, le quintus et le cantus, l’altus et le sextus sur la mélodie du Cantus de Gombert. Donc il renverse les priorités par rapport au motet.

Très vite il va développer des imitations de gammes descendantes avec un rythme de blanche pointée noire suivi de plusieurs noires. Ce rythme avait été évoqué par Gombert dans sa première section « in illo tempore » mais de manière très fugace, alors qu’il le développe à la toute fin du motet dans la section « et custodiunt illud ». Monteverdi utilise donc à la fois des figures mélodiques du début et de la fin du motet.

Le Christe

Si le texte est repris plus que trois fois, il y a bien trois sections à ce Christus Eleison. Certaines voix vont former une cadence à la fin des sections un et deux, mais comme les autres voix continuent leur discours sans interruption, on peut dire qu’il y a tuilage entre les trois sections du Christe.

La première section commence à la mesure 30 de la messe et se termine mesure 43, avec une cadence au bassus, quintus, sextus et cantus, pendant que l’altus et le ténor continent leur mélodie. La deuxième section commence à la mesure 44 quand la basse, le quintus et le cantus chantent simultanément le mot Christus, après la cadence de la mesure 43 ; elle se termine à cheval entre la mesure 51 & 52 avec une cadence au bassus, quintus et cantus alors que les autres voix continuent leur discours. La troisième et dernière section commence à la mesure 52, avec les trois entrées successives du bassus, sextus et cantus formant un accord parfait, et se termine mesure 63 avec une grande cadence commune à toutes les voix.

Monteverdi utilise comme matériau issu du motet, l’incipit de la dernière partie du motet chanté à la basse « et custodiunt illud », qu’il fait entendre d’abord au Cantus et simultanément à la basse continue mais il fait jouer cette mélodie en mouvement contraire (le mouvement mélodique est inversé, les notes qui vont vers l’aiguë descendent vers le grave et inversement celles qui descendent vers le grave montent vers l’aigüe). Le compositeur choisit de développer l’imitation à toutes les voix sur le mouvement contraire. Le mouvement droit (la version de N. Gombert) est entendu en premier au cantus, à la voix la plus aigüe, ce qui le place à une position importante pour laisser une empreinte dans l’oreille de l’auditeur, mais après il n’est repris que deux fois plus loin, caché dans la polyphonie. Monteverdi a vraiment choisi de développer son discours sur le mouvement contraire.

Pour faire le lien avec le premier kyrie le rythme blanche-pointée-noire qui peut être suivi de noires est aussi largement développé.

Le deuxième Kyrie

Pour ce deuxième kyrie eleison, Monteverdi utilise le matériau mélodique de la deuxième section du motet « loquente Jesu ad turbas ». Il va développer le saut d’octave à toutes les voix alors que N. Gombert ne le fait entendre que très discrètement deux fois au bassus et au quintus mesure 10.

Comme pour le Christe, le texte « kyrie eleison » est répété plus que trois fois par toutes les voix, et comporte trois sections. La première section commence à la mesure 64 de la messe et se termine mesure 76 avec une cadence entre le cantus et le bassus, mais les autres voix ne font pas cadence et cette fin de section est très discrète. La seconde section commence à la fin de la mesure 76 avec le bassus et l’altus chantant le kyrie simultanément et se termine à la mesure 82, avec une cadence discrète entre le bassus et l’altus. La troisième section commence la mesure 83 avec l’entrée simultanément du bassus et de du sextus sur Kyrie. Mais surtout le bassus fait entendre la mélodie issue du motet en valeurs égales et longues, quand le sextus fait entendre des gammes descendantes avec le rythme blanche pointée 3 noires blanche, qui sont un lien direct avec le premier kyrie. Ces gammes sont reprises au bassus à partir de la mesure 90, pendant que les autres voix reprennent le motif du « loquente Jesu ad turbas » en augmentation avec des valeurs de plus en plus longues. Ce qui met de ce fait en relief les motifs de gammes descendantes qui sont en noires.

Sur ce premier mouvement de la messe on s’aperçoit que Monteverdi utilise le motet seulement comme matériau mélodique de manière très libre et s’éloigne considérablement du « modèle ».

Le Gloria

Le Gloria est l’un des deux textes longs de la messe avec le Credo. Il est ici divisé en deux parties bien distinctes. La première phrase du texte « Gloria in excelsis Deo » n’est pas traitée, elle pouvait éventuellement être chantée par une seule voix sur un timbre grégorien pendant le culte. Il commence à partir de « Et in terra pax » et termine sa première partie à « Domine Deus, Agnus Dei, Filius Patris ». La seconde partie commence à « Qui tollis peccata mundi » jusqu’à la fin du texte.

Le Credo

Comme pour le Gloria, Monteverdi ne met pas en musique le début du texte « Credo in unum Deum ». Il s’agit du texte le plus long de la messe qui est décomposé en 3 parties. La première partie va de « Patrem omni potentem » à « es maria Vigine : et homo factus est. » La deuxième de « Crucifixux etiam pro nobis » à « cujus regni non erit finis ». Il est à noter que le Crucifixus est à quatre voix aigues : 2 clés de sol et deux clés d’ut 2, soit deux sopranos et deux altos (SSAA) sans basse continue ; il est demandé à l’organiste de ne pas jouer sur le crucifixus. La troisième partie va de « Et spiritum sanctum » à la fin.

Le Sanctus

Le Sanctus est divisé en deux parties distinctes. La première va du début au premier « Hosanna » et la seconde du « Benedictus » à la fin du texte.

L’Agnus Dei

Il est lui aussi divisé en deux parties distinctes. La première partie est composé des deux « Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis ». La deuxième est « Agnus Dei qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem ». Pour cette dernière partie, qui conclue la messe, Monteverdi ajoute une septième voix « septimus » qui est en clé de fa 3 aussi, écrite plus grave que la partie de basse initiale.

En conclusion

Cette messe est un hommage de Cl. Monteverdi à tous ses prédécesseurs, et enferme dans son architecture compositionnelle plusieurs siècles d’innovations musicales. Une manière de clôturer la « prima prattica » de manière grandiose, et le fait qu’il la fasse éditer en même temps que ses fameuses Vêpres à la Vierge, qui sont déjà à elles seules une première synthèse de la « seconda prattica » place vraiment ce compositeur à un tournant de l’histoire de la musique : il est le plus moderne de son époque. Il est aussi l’inventeur et le promoteur de nouvelles techniques qui feront évoluer durablement le langage musical, mais ça c’est une autre histoire.

Bibliographie

  • Roche, Maurice. (1960). Monteverdi. Paris : édition Solfège /Seuil.
  • Lemaître, Edmond (dir.). (1992). Guide de la musique sacrée et chorale profane l’âge baroque 1600-1750. Paris : édition Fayard les indispensables de la musique.
  • Arnold, Denis & Fortune, Nigel. (1985). The new Monteverdi companion. London : Faber and Faber.
  • De Paoli, Domenico. (1979). Monteverdi. Milan : édition Rusconi.
  • Reese, Gustave. (1958). Music in the Renaissance. Edition J.M. Dent & Sons LTD.